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Mariage de déraison
14791 E.G.
N’attendez pas de vos parents qu’ils fassent tout à votre place, mais laissez-les faire ce qu’ils font bien.
Vieil adage helmarien
Il était capital de convaincre Scogil qu’il avait jeté son dévolu sur elle et ne découvre jamais qu’elle lui avait été attribuée en tant que chien de garde. Grand-père avait eu confiance en lui, pas elle !
Ses espions l’avaient suivi plusieurs veilles avant qu’une opportunité de tomber sur lui « par hasard » ne se présente. Il avait quitté le manoir des Glatim pour venir en ville et il se déplaçait à une allure frénétique afin de respecter un emploi du temps dont elle ignorait tout. Néanmoins – que les besoins corporels soient loués ! – il avait ressenti les tiraillements de la faim et décidé de manger quelque chose dans un restaurant en terrasse très fréquenté mais malgré tout paisible. Elle s’était mise en chemin dès qu’elle l’avait appris. Ses espions lui avaient transmis en cours de route un plan des lieux où un cercle rouge désignait sa table.
Elle atteignit la terrasse par le lévitateur pop-up et prit soin de ne pas se tourner vers lui. Elle avait à travers les baies cristallines et la végétation tombante une vue magnifique des immeubles pressurisés d’une ville conçue pour une atmosphère raréfiée. Elle feignit de chercher le coin le plus tranquille où prendre son repas.
Puis elle attendit le moment propice pour regarder dans sa direction, mimer la surprise et l’hésitation, et finit par se diriger vers sa table et s’arrêter à distance respectueuse. Il avait déjà été servi et fourrait une fourchetée de poisson sauté dans sa bouche. De la truite hydroponique, sans doute. Il ne l’avait pas vue.
« J’ai l’impression de vous connaître », fit-elle.
Il leva les yeux, sans la remettre.
Elle attendit. Il était toujours aussi déconcerté et lui fournir quelques indices s’imposait. « Vous ressemblez à un certain Hiranimus Scogil que j’ai connu autrefois. Hm ? Non, excusez-moi. Vous êtes plus séduisant et il saute aux yeux que vous avez bien plus d’expérience !
— Nemia de l’Amontag ! » Il sourit. « Je ne t’avais pas reconnue…
— Parce que nous ne sommes pas dans une cabine de douche, termina-t-elle à sa place. Être jeune, n’est-ce pas merveilleux ?
— Ça alors ! La Galaxie est petite ! Que fais-tu ici ?
— Nous sommes sur ma planète. C’est plutôt à toi qu’il faut poser cette question !
— Je suis venu rendre visite à Mendor.
— Je ne l’ai pas revu depuis l’école. Vous étiez très proches, je crois ? Inséparables.
— Pour comploter la révolution.
— Mais te voici seul ? »
Un geste de la main à peine esquissé s’acheva dans les plantes grimpantes.
« Je suis en ta compagnie. Assieds-toi et raconte-moi tes problèmes, pour m’offrir un prétexte d’en faire autant.
— Des problèmes qui ne sont probablement que de pures inventions destinées à assurer ta couverture, je présume. Devrais-je me laisser émouvoir par tes larmes de crocodile ?
— Tout n’est pas bidon, à mon sujet. Je pourrais te parler de choses fascinantes.
— Oh, d’accord ! »
Un claquement des doigts fit pousser une chaise – elle sortit du sol et s’épanouit – puis Nemia s’y assit et fit reposer ses coudes sur la table tout en rapprochant son visage du sien autant qu’elle le pouvait.
« Je veux bien te prêter une oreille attentive, par pure politesse.
— Après toi, dit-il en agitant galamment sa fourchette.
— Je n’ai rien de bien intéressant à raconter. J’ai dû renoncer à un poste plein d’avenir pour venir convoler en justes noces avec un épouvantable raseur. Je ne sais pas encore quel poison j’utiliserai pour m’en débarrasser.
— Tu appartiens à un clan helmarien orthodoxe ? Je parie que la perpétuation de l’espèce obsède les tiens ?
— Tu as gagné.
— Les miens aussi. Heureusement, ils sont là-haut et moi ici. »
Il désigna le ciel puis la dévisagea, plus chaleureusement. Il était évident qu’elle n’était pas étrangère à son soulagement.
« Crois-tu pouvoir leur échapper ? s’enquit-elle, sournoisement.
— Évidemment. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait des études. Pour quelle raison partirais-je en mission dans les recoins les plus perdus de la Galaxie sous des identités d’emprunt, si ce n’était pas pour me soustraire à l’emprise de mon clan ?
— Tu n’envisages donc pas de te marier un jour ?
— Je le ferais sur-le-champ, à titre de mesure préventive contre les visées de mes parents, si je trouvais une femme qui puisse leur déplaire.
— Tu ne veux pas d’une mezartl ? »
« Mezartl » était un terme typiquement helmarien incluant l’approbation du clan, la droiture et le devoir, le tout saupoudré d’un zeste de ce bonheur mystique que procure le fait de laisser à des gens plus sages que soi le soin de choisir son destin.
« Une mégère mezartl ? » Il frissonna. « Non. J’ai proclamé mon indépendance le jour de mon dixième anniversaire.
— Je suis prête à parier que tu n’as jamais été confronté à la totalité de ton clan. Tu n’en parlerais pas avec autant de désinvolture, autrement.
— Je cours bien trop vite pour qu’ils m’attrapent.
— C’est ce que tu crois. Ils finiront par t’avoir. Les Helmariens suivent leur descendance à la trace et la Galaxie n’est pas assez vaste pour qu’il soit possible de leur échapper.
— Eh, tu prends cette menace bien trop au sérieux ! Ils ne sont pas omnipotents ! Ce n’est qu’une illusion qu’ils entretiennent. Il suffit de dire non.
— Impossible. Ils ont déjà fait publier les bans. »
Elle avait réveillé le mâle protecteur qui sommeillait en lui.
« Sortons ensemble et donnons-nous en spectacle, fit-il avant de rire. Offre à ton fiancé de bonnes raisons de rompre.
— Tu ferais ça pour moi ? Ils te tueront !
— Je sais. Nous pourrions dîner en tête à tête, ce soir. Ne pars pas. Oublie tes obligations. Reste avec moi. Je vais commander quelque chose. Quelque chose de spécial. »
Elle secoua la tête et le laissa se méprendre sur ses intentions. Les parents de Scogil avaient fait montre de sagesse en lui taisant qu’ils avaient pris des dispositions avec la famille de Nemia… un code contraignant et inaltérable. « Tu me poursuis de tes assiduités. »
En être flattée l’irritait.
« Ne refuse pas, l’implora-t-il.
— Pourquoi ?
— Mets-toi à ma place ! Que pourrait-on imaginer de plus agréable que faire la cour à une femme aussi charmante tout en bravant les foudres de deux clans courroucés, le tout au nom du sexe prohibé ?
— Oh, quel beau parleur ! Reporte plutôt ton attention sur ton poisson ! Je n’ai pas oublié que, lorsque nous étions au Bastion, tu me fuyais alors que je tentais désespérément de te séduire.
— C’est exact. Je manquais de sagesse. J’ai depuis séjourné sur une planète où les étrangers sont assimilés à des eunuques. Tenir un rôle de simple observateur fait voir la vie dans son ensemble et son propre peuple sous un autre angle… J’irai même jusqu’à dire que cela peut emplir d’un désir mélancolique. »
Il eut effectivement une expression nostalgique en laissant vagabonder son esprit. Il avait des pensées qu’elle ne pourrait partager mais qu’il trouvait amusant de traduire en mots.
« Tu dois découvrir ce qu’est la vie avant d’épouser ce lourdaud. Moi également. Viens avec moi chez Mendor. C’est le cadre idéal pour une aventure interdite. Un lac. Une propriété magnifique. Je te propose une maison au bord de l’eau. »
Le silence. Il la regarda et estima qu’il l’avait rendue très, très méfiante. Il appela le serveur.
« Mon garçon, apportez un Gitofène à cette dame. Le menu complet. Tous les plats, jusqu’à la mousse. » Il se tourna vers Nemia. « Tu vois, je me souviens que tu adorais le Gitofène de grand-père. Ici, le chef le prépare différemment, mais je peux te garantir qu’il est tout aussi délicieux.
— Est-ce le genre de boniment que tu débites à toutes tes conquêtes ? »
Elle était mi-amusée, mi-caustique.
Il lui adressa un sourire bon enfant.
« Absolument pas, puisqu’il n’y a pas d’autre femme dans ma vie. Tu ne connais pas mon histoire. La personnalité de mon fam m’a été imposée. Essaie d’imaginer une chose pareille. Plus ennuyeux encore, elle n’est pas soumise à ma volonté. Là où j’étais, elle m’a fait porter les lourdes chaînes du célibat. »
Elle était bien placée pour le savoir, puisqu’elle était l’auteur de ce programme. Elle se félicita qu’il n’en sache rien. Elle feignit d’en être horrifiée en écarquillant les yeux. « Être constamment sur le terrain, ce n’est pas très dangereux ? Je ne parle pas des conséquences de cette abstinence sexuelle… Le célibat est une excellente chose pour les individus dans ton genre.
— Je n’ai jamais considéré mon travail plus risqué d’un autre.
— Bien sûr que non ! Tu assimiles tes missions à d’éternelles vacances. » Elle se découvrait d’humeur joueuse. « Je ne pensais pas à vos jeux stupides mais au fait de laisser trafiquer son fam pour mieux coller à son personnage ! »
Contrairement à lui, elle était consciente des périls. Son fam l’avait depuis toujours conditionné à être un agent spécial, mais il ignorait qu’elle le savait.
Il grimaça. « Le danger, c’est de devoir faire ce qu’on ne sait pas faire. Si j’ai reçu une formation d’imposteur, je le dois aux ambitions de mes parents. Me famférer une nouvelle personnalité est aussi rapide que changer de vêtements. Ce n’est pas dangereux lorsqu’on s’accoutume progressivement à ses particularités. Pas de chirurgie. Mon père et ma mère avaient décidé quel serait mon avenir avant même de me concevoir. J’ai donc été entièrement façonné. Je n’ai jamais été libre. Ils m’ont fourni un fam correspondant à leurs désirs. Je voulais devenir un psychohistorien et je ne suis qu’un agent de deuxième catégorie. Toute ma vie est tracée.
— Totalement ? Dans tous les domaines ? Tes parents t’ont également choisi une femme ?
— C’est probable.
— Et tu veux contrecarrer leurs projets avec une obstination de trou noir ?
— C’est probable.
— Tu me sidères… Tu as décidé de leur désobéir ? »
C’était de l’hérésie, mais une hérésie pleine d’attraits, une chose dont elle aurait aimé être capable. Elle tentait même de se convaincre qu’elle suivait cette voie.
Il eut un rire qui manquait de naturel. « Leur désobéir ? Que ces mots sont doux à entendre. Non, rien d’aussi audacieux. Ma vengeance sera bien plus subtile. Je compte dépasser leurs plus folles espérances… en des domaines qu’ils n’imagineraient même pas. Au point de ridiculiser tous leurs préparatifs. Pour les battre, il me faudra courir plus vite qu’eux ! Hé, tu crois pouvoir tenir la distance ? »
Pourquoi se sentait-elle attirée par cet homme ? Elle se représentait un Œuf de Coron qui projetait ses étoiles dans le ciel puis les reliait par des traits ignés qui les transformaient en symboles. Elle voyait même dans ces dessins géométriques une enfant qu’ils appelleraient Pétunia… d’après le pentagone de fleurs qu’elle avait sculpté sur le sarcophage de grand-père. Son enfant, conformément aux volontés de ce vieillard ! Elle découvrait tout cela comme si le destin astrologique annoncé venait d’être scellé pour l’éternité.
Et son grand-père lui inspira de la colère, bien plus qu’il ne l’avait fait de son vivant. Elle était consciente de ne pas pouvoir se soustraire à sa tyrannie. Elle était tombée amoureuse. Elle savait qu’elle épouserait de son plein gré Hiranimus Scogil et qu’elle porterait son enfant, qu’elle mènerait la vie étrange qu’il leur imposerait. Avait-elle été empoisonnée ? Pauvre Hiranimus. Elle était la femme que ses parents avaient souhaitée pour lui. Et il était ce que ses propres parents avaient voulu pour elle. Il n’existait aucune échappatoire. Elle sentait qu’elle allait pleurer et dut utiliser les inhibiteurs de son fam pour retenir ses larmes. Un fam qui altérait sa chimie cérébrale pour y distiller de l’amour ! Elle rit. C’était bien pire que ce que Scogil pouvait imaginer.
Elle avait reçu pour instruction de modifier également son fam. Et elle le ferait, pour ne pas risquer de le perdre.